Wladimir Andreff

Professeur en Sciences Economiques

Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne (France)

DERIVES FINANCIERES: UNE REMISE EN CAUSE DE L’ORGANISATION DU SPORT

 

Les rapports entre le sport et l'argent sont très anciens et nécessaires: il ne faut pas se voiler la face au nom d'un idéal Coubertinien mal compris. Dès les premiers Jeux Olympiques antiques, l'événement sportif exigeait la mobilisation de ressources humaines, matérielles et financières. Que ces dernières fussent fournies en piastres, en sesterces, en as ou en sen ne change rien à l'affaire. Dès lors que la pratique sportive est l'objet de compétition, ce qui est fréquent, elle offre un spectacle dont l'organisation requiert un financement et dont l'exposition aux regards permet de recueillir des recettes financières. Depuis l'Antitquité, il n'y a donc rien de plus normal que le financement du sport. De plus, le sport moderne ne se pratique plus spontanément en pleine nature et en pleine nudité. La pratique sportive elle-même est devenue un acte de consommation en entraînant des dépenses vestimentaires spécifiques, des achats ou la location d'articles de sport, des droits d'entrée pour la fréquentation des installations et équipements sportifs, des frais de transport notamment pour se rendre sur des sites sportifs de pleine nature plus ou moins payants car, en général, aménagés, entretenus, surveillés et sécurisés – ces dépenses ouvrent des débouchés à tout un ensemble de marchés du sport. Il n'est donc ni anormal, ni amoral que de l'argent circule dans le sport, en quantités d'autant plus abondantes que se développent la pratique et le spectacle sportifs. Il a fallu attendre la dernière décennie pour que l'on prenne conscience – hors des Etats-Unis où cette conscience est très développée depuis les années cinquante – de l'importance des financements mobilisés par le sport moderne, laquelle sera précisée dans la première partie de ce texte.

Le sport offre ainsi des débouchés à de nombreuses activités économiques qui appellent des financements et qui, dans une société marchande, produisent des recettes financières supérieures au financement initial – qui sont rentables en un mot. Les entreprises, les banques, les sociétés commerciales et les médias, dont les recettes sont en partie dépendantes du volume et de l'attractivité des compétitions sportives données en spectacle, trouvent alors leur intérêt dans le financement du sport-spectacle, aujourd'hui professionnalisé pour l'essentiel, de ses produits dérivés (sport télévisé, presse sportive, exhibitions sportives, merchandising sportif, etc.) et de l'utilisation de son image (publicité, parrainage, sponsorisme). Une telle évolution pousse inéluctablement des organisations sportives (clubs, ligues, fédérations) organisatrices de spectacle sportif à se transformer d'associations à but non lucratif, qu'elles étaient à leur création, en sociétés commerciales ou para-commerciales liées à des sponsors, et finalement en sociétés par actions. La masse des financements requis n'a plus rien à voir avec celle dont se satisfait l'organisation d'une simple pratique sportive pour tous et la consommation courante d'articles de sport. A la limite, à l'instar du modèle américain des sports professionnels, le sport-spectacle est soumis à une logique exclusivement financière; des tensions dans ce sens se développent en Europe au cours des années quatre-vingt-dix. Les besoins actuels du sport professionnel dépassent ce que peuvent mobiliser les modes de financement traditionnels du sport. La finance directe (actionnariat) ou intermédiée (banques) est appelée chaque jour davantage à pénétrer dans le sport. On voit mal qu'elle ne finisse par lui imposer ses propres règles de fonctionnement, à l'heure où elle a prouvé qu'elle pouvait les faire prévaloir à l'échelle de l'économie mondiale, pour le meilleur comme pour le pire de la globalisation financière. En France, la loi sur les associations de 1901 apparaît de moins en moins appropriée aux structures des sports professionnels et la «Tapie-sation» du sport a constitué une étape dans l'emprise industrielle et financière sur le sport professionnel. Les prochaines étapes sont la suppression des subventions municipales aux clubs professionnels et l'introduction en bourse des actions de ces derniers (2e partie).

Lorsque la logique financière s'impose au sport, le risque de dérives par rapport à l'éthique sportive s'accroît (3e partie). S'il faut gagner de l'argent par tous les moyens, alors tous les moyens sont bons pour gagner les compétitions, les victoires étant des sources de recettes financières directes (prix, primes) dans le sport, et plus encore de recettes indirectes (contrats d'image, recettes publicitaires, droits de retransmission télévisée, contrats de sponsorisme). Si on laisse, seuls, la finance et le marché guider la pratique sportive de compétition et le spectacle sportif, la probabilité s'élève très rapidement de les voir envahis par la démesure, la tricherie, le secret des méthodes d'entraînement, le conditionnement psychologique des athlètes à outrance, le dopage, la simulation, la non transparence et, parfois, la mort prématurée des sportifs professionnels. Est-ce à dire que la finance est responsable de toutes ces perversions, de plus en plus fréquemment observées dans le sport professionnel? Non, certes. Cependant, tout comme la globalisation financière débridée conduit à la crise financière, la pénétration non régulée de la finance dans le sport professionnel, tout en répondant à sa demande de capitaux, risque de lui faire perdre tout sens de l'éthique sportive et de le transformer en simple spectacle offert par des professionnels, duquel les valeurs sportives seraient de plus en plus absentes. Pire encore, dans des conditions de non contrôle, ici ou là le financement du sport professionnel, de plus en plus internationalisé, est une activité qui se prête magnifiquement au blanchiment de l'argent sale, aux transferts de capitaux douteux, aux dessous de table, à la corruption et aux malversations financières. Dans le face à face entre la logique financière et l'éthique sportive, l'issue ne semble pouvoir être qu'un équilibre préservant la seconde par le biais d'une double régulation, l'une sportive visant à réfreiner le recours incontrôlé des organisations sportives à l'argent, l'autre financière garantissant la «bonne conduite» des intérêts financiers investis dans le sport. A défaut, l'emprise de la finance étoufferait et tuerait les valeurs sportives du spectacle professionnel, ce qui conduirait les capitaux à refluer hors du sport et affecterait aussi indirectement, en baisse, le financement de la pratique sportive de masse.

 

The list of references:

    1.             Aglietta, M. et Rebérioux, A., 2004. Dérives du capitalisme financier, Paris, Albin Michel.

    2.             Andreff, W., 1999. «Les finances du sport : l’éthique sportive à l’épreuve de l’argent», in : Finance & the Common Good / Bien Commun, no 2, Genève, Observatoire de la Finance.

    3.             Artus, P. et Virard, M.-P., 2005. Le capitalisme est en train de s’autodétruire, Paris, La Découverte.

    4.             Jennings, A., 2006. Carton rouge! Les dessous troublants de la FIFA, Paris, Presses de la Cité.